DROIT - Sociologie

DROIT - Sociologie
DROIT - Sociologie

Quoique l’on ait parfois prêté une plus grande extension à la sociologie juridique qu’à la sociologie du droit (celle-ci se limiterait à ce qui constitue le droit lui-même, règles et institutions, tandis que celle-là engloberait tous les phénomènes dont le droit peut être cause, effet ou occasion, y compris des phénomènes de violation, d’ineffectivité, de déviance), on utilise indifféremment l’une ou l’autre de ces expressions.

La sociologie du droit ou sociologie juridique peut être définie comme une branche de la sociologie générale, au même titre que la sociologie économique ou religieuse, que la sociologie de l’éducation ou de la connaissance, etc. Elle est la branche de la sociologie qui a les phénomènes juridiques pour objet d’étude. Le droit n’existant que par la société, tous les phénomènes juridiques sont des phénomènes sociaux; mais tous les phénomènes sociaux ne sont pas des phénomènes juridiques. Il y a tout un «social» non juridique, formé par ce que l’on appelle les phénomènes de mœurs. Tenir sa droite quand on est au volant d’une voiture, c’est un phénomène de droit; coller le timbre-poste dans un certain angle de l’enveloppe au-dessus de l’adresse, c’est un phénomène de mœurs. Où est la ligne de partage? Dans les deux cas, une contrainte sociale s’exerce sur le comportement humain. Mais, pour le phénomène de mœurs, elle est diffuse, elle résulte d’une simple réprobation, ou seulement d’un sourire fugitif des témoins; pour le phénomène de droit, c’est une contrainte organisée, sous forme de sanctions étatiques maniées par l’organisation qui a le monopole de la violence. Ce critère de la juridicité, qui est classique, a toutefois été contesté. Selon certains auteurs, ce qui définirait la règle de droit par opposition à la règle de mœurs, ce serait sa virtualité de donner lieu à un jugement: non pas la possibilité de recourir à la force pour en assurer l’exécution, mais la possibilité de s’adresser au juge, dont l’activité si particulière consiste à mettre toutes choses en doute, à en débattre, à en décider enfin. Le véritable signe du juridique, ce serait la justiciabilité (Kantorowicz).

Quel qu’en soit le tracé, d’ailleurs, la frontière entre le droit et les mœurs, partant entre la sociologie juridique et la sociologie générale, ne sera jamais exempte de flottements. Il est bien connu, par exemple, que, simples règles de mœurs chez nous, les règles de deuil relevaient très précisément du droit dans les sociétés orientales. Et que constate-t-on au cœur de nos sociétés industrielles? Beaucoup de situations, de relations sont vécues à la fois comme mœurs et comme droit: phénomènes de mœurs principalement et phénomènes de droit par épisodes. Il en est ainsi du mariage, de la paternité, de toutes les institutions familiales – ce qui explique qu’ait pu s’élaborer entre sociologues purs (Reuben Hill aux États-Unis; Chombart de Lauwe, Andrée Michel en France) une sociologie de la famille qui ne doit pas grand-chose au droit.

Si la sociologie juridique a besoin d’affirmer sa spécificité par rapport à la sociologie générale, il lui faut aussi marquer ses distances vis-à-vis du droit – du droit dogmatique (on le nomme ainsi, sans intention malicieuse, pour mieux souligner l’antithèse avec la sociologie). La différence capitale tient en ceci que la sociologie du droit étudie le droit comme une chose (plus précisément, les phénomènes juridiques comme des choses), tandis que le juriste dogmatique étudie le droit comme son droit. On reconnaît la règle d’objectivité posée par Durkheim; mais, paradoxalement, elle trouve peut-être en sociologie juridique un sens plus fort qu’en sociologie générale. Il faut se rappeler quelle est la position du juriste dogmatique: il est dans le système , à l’intérieur du droit positif, auquel il participe et qu’il prétend légitimement influencer. Ce qui distingue le sociologue du droit, au contraire, c’est qu’il est en dehors , qu’il peut observer le droit, même son droit national, comme une chose étrangère.

1. Objet

Il est sociologiquement préférable de parler de phénomènes juridiques plutôt que de droit: à l’«en dehors» de l’observateur répond un objet observé qui est reçu comme une simple apparence. Autant dire que la sociologie refuse de prendre parti sur la réalité ontologique des grandes notions dont dispute la philosophie du droit (le droit naturel, la justice...). En un sens, la sociologie du droit est destructrice: elle tend à pulvériser le droit en une multiplicité de phénomènes hétérogènes et instables. Ce qui ne l’empêche pas, à un stade ultérieur, d’essayer de reclasser ces phénomènes en catégories.

Dans cette démarche classificatrice, la summa divisio pourrait se faire entre phénomènes juridiques primaires et secondaires. Les premiers, générateurs des seconds: ce sont ceux que le juriste retrouve dogmatiquement dans sa théorie des sources – la règle de droit (loi et coutume), le jugement, la décision administrative, etc. Tous ces phénomènes ont en commun une substance d’autorité, de pouvoir; c’est d’eux que procèdent les phénomènes juridiques secondaires à l’infini. À cette division peut se rattacher une conséquence épistémologique. C’est en faisant cette réflexion que les phénomènes juridiques primaires devaient être a priori les plus purement juridiques que certains esprits ont été amenés à proposer de la sociologie du droit la conception la plus étroite, qui la concentrerait sur ces seules manifestations de pouvoir, d’autorité et en somme de droit public, où l’interférence des mœurs paraît moins à craindre.

D’un point de vue tout différent, il a été suggéré de classer les phénomènes juridiques en phénomènes-institutions et phénomènes-cas. Toute institution juridique a vocation à s’appliquer: ses applications forment autant de cas – et aussi bien que les applications, les non-applications, les applications inverses ou perverses. Ainsi, si l’on raisonne sur le mariage, il y a lieu de parler d’abord de mariage-institution (corps de règles, de lois, de jurisprudences) ou, mieux, de plusieurs mariages-institutions, considérés dans l’espace (l’institution française, anglaise, musulmane, etc.), ou chronologiquement (le mariage spartiate, romain, médiéval, etc.). Mais autour de chacun de ces mariages-institutions, et le reflétant, il y a une multitude de mariages-cas: chaque couple vit à sa manière son mariage, et, sous celui-ci, on entrevoit une infinité de comportements, de relations, de situations, d’états de conscience, bref de phénomènes psycho-sociologiques dont le moindre à lui seul est encore un cas. Il ne faudrait pas, néanmoins, se faire de l’originalité et de la foisonnante diversité des cas une idée excessive. C’est un fait que, dépouillé de la richesse de détails qu’y introduisent les tempéraments individuels ou les hasards des destinées, un mariage-cas se laissera additionner à tous ceux qu’enferme déjà le même système juridique, pour ne plus constituer avec eux qu’un seul phénomène – phénomène collectif, collectivité de phénomènes-cas, cette «nuptialité» dont la connaissance n’importe pas moins aux sociologues du droit qu’aux démographes. Ici encore, un intérêt épistémologique peut être impliqué dans le classement: les diverses sortes de phénomènes appellent des méthodes variées d’investigation. Les institutions relèvent surtout de la méthode historico-comparative; les cas individuels, de l’étude de cas; les phénomènes collectifs, de l’observation de masse, statistique ou sondage.

2. Histoire

C’est seulement au fil du XXe siècle que la sociologie juridique a pris conscience d’être science: en 1913, l’Autrichien Eugen Ehrlich publie sa Grundlegung der Soziologie des Rechts (Fondement de la sociologie du droit ); en 1956, un enseignement de sociologie juridique est créé à la Faculté de droit de Paris; en 1962, l’Association internationale de sociologie met sur pied un Comité de recherche de sociologie du droit. Cependant, les sciences jeunes ne détestent pas de se chercher des précurseurs. Or, il n’est pas très difficile d’en découvrir pour la sociologie juridique. Car, dès qu’un non-juriste s’intéresse au droit, ne pouvant l’aborder en technicien, il a des chances de le voir en sociologue. De là, chez les voyageurs, chez les historiens, qui relatent des scènes d’ailleurs ou d’autrefois (la famille, les marchés, les procès, etc.), tant de traits qui sont de sociologie juridique. Et chez les philosophes qui méditèrent sur la cité et les lois, tant de pensées qui, n’ayant pas été contraintes par les exigences techniques d’un droit positif, ont naturellement la liberté imaginative que l’on attend, en sociologie du droit, des grandes hypothèses théoriques. C’est ainsi que Platon et Aristote, Montaigne et Pascal ont été annexés à la sociologie juridique: la philotes d’Aristote annonce l’hypothèse du non-droit; la «plaisante justice» de Pascal demeure une enseigne pour le relativisme que la plupart des sociologues du droit professent aujourd’hui.

On accorde à Montesquieu (L’Esprit des lois , 1748) une place à part: c’est consciemment qu’il a frayé des chemins nouveaux à l’étude du droit, et ces chemins peuvent déjà être dits sociologiques. Longtemps tombé en discrédit pour la fantaisie de son information ethnographique (mais ne s’en servait-il pas avec un secret humour?), il est presque traité de nos jours en moderne pour avoir affirmé l’existence de «rapports nécessaires» entre les phénomènes législatifs et les autres, que ces derniers soient des phénomènes sociaux ou même des phénomènes physiques (ainsi que le suppose, notamment, sa fameuse théorie des climats). Et on ne lui ôte rien de sa modernité, bien au contraire, si l’on soutient que les rapports nécessaires auxquels il songeait doivent être compris moins comme des lois causales d’évolution que comme des interdépendances de structure.

Sur d’autres auteurs, l’historien des idées hésite pareillement: étaient-ce encore des précurseurs ou déjà des adeptes? Il faut du moins constater le profit que la sociologie juridique a tiré, continue à tirer de leur œuvre. Ainsi de Summer Maine (Ancient Law , 1861) et d’Ihering (Der Zweck im Recht [De la finalité en droit ], 1877), qui, avec des nuances, ont durablement communiqué au droit quelque chose de l’évolutionnisme. Ainsi en est-il de tous les criminalistes qui, dans la Scuola positiva ou ailleurs, ont insisté sur l’influence du milieu social parmi les facteurs de la criminalité: de même de Max Weber (dans Wirtschaft und Gesellschaft [Économie et société ], 1922), quand il s’est efforcé d’éclairer le droit par l’histoire économique ou de mettre en lumière l’action des règles juridiques dans les conduites sociales. Il faut aussi mentionner Durkheim, parce qu’à la différence d’Auguste Comte il était convaincu de l’importance du droit, non seulement comme phénomène social, mais comme moyen d’observer en état de cristallisation les autres phénomènes sociaux. Et bien entendu, il y a le marxisme: en régime socialiste, il fut la clef de toute sociologie du droit; ailleurs, il a été longtemps écharde ou éperon, surtout par deux de ses thèses: le matérialisme historique, qui présente le droit comme une superstructure, déterminée par les rapports économiques de production; le dépérissement de l’État, qui laisse espérer une abolition graduelle du droit, au moins du droit contraignant, dans la société communiste de l’avenir.

Depuis le milieu du XXe siècle, le trait le plus frappant, en sociologie juridique comme en sociologie générale, c’est, sous l’influence américaine, la vogue des recherches empiriques, sans doute au prix d’un certain recul des études spéculatives. Il en résulte une spécialisation croissante des chercheurs. Celle-ci s’est quelquefois opérée par un décalque plus ou moins lâche des catégories juridiques elles-mêmes: la sociologie politique est à peu près une sociologie du droit constitutionnel; la sociologie criminelle, une sociologie du droit pénal. Dans d’autres cas, la division s’est faite suivant des lignes plus proprement sociologiques: c’est ainsi que l’ethnologie juridique a pris pour objet d’étude les droits coutumiers des sociétés non européennes; c’est ainsi que le folklore juridique s’est donné pour mission de recueillir les survivances populaires des droits disparus.

3. Méthodes

Les sociologues du droit ont emprunté leur méthodologie, pour l’essentiel, à la sociologie générale. Ils ont, eux aussi, d’abord utilisé la méthode historico-comparative ; elle leur était la plus accessible: appliquée aux phénomènes-institutions, elle ne nécessite rien de plus qu’une lecture de documents historiques ou ethnographiques. Qu’un même phénomène soit constaté dans de multiples systèmes juridiques, il sera légitime de conclure à sa généralité. À l’inverse, des dissemblances pourront mettre sur la piste d’une causalité. L’Essai sur le don , de Marcel Mauss (1923), formulant l’hypothèse que le don fut la forme primitive de l’échange, a illustré l’usage de la méthode historico-comparative en sociologie du droit.

Les phénomènes-cas nécessitent d’autres méthodes. Individuellement, ils peuvent être saisis sur le vif par des enquêtes monographiques . Le Play et son école ont donné des monographies de familles paysannes ou ouvrières, qui sont loin d’être à dédaigner: la technique (souvent, une technique de follow up study ) en est déjà moderne, et, quant au fond, c’est bien de la sociologie juridique, une sociologie du droit familial et successoral.

Quand les phénomènes-cas se présentent comme des collectivités de phénomènes, la statistique est l’instrument parfait de l’investigation. Encore faudrait-il un jeu parfait de statistiques. La sociologie juridique n’en dispose pas. Elle se borne à utiliser de son mieux des dénombrements établis à d’autres fins (ainsi ceux de l’enregistrement et surtout ceux de l’état civil). Elle aurait pu trouver en France une source spécifique dans le Compte général de la justice criminelle et civile . Mais le Compte , après avoir eu sa belle époque du temps de Tarde, a subi une notoire décadence entre les deux guerres. Bien qu’il ait reconquis de sa valeur après 1945, son domaine s’est singulièrement rétréci dans les années précédant son ultime parution en 1978.

La découverte des sondages a contribué à rendre la sociologie juridique relativement indifférente aux insuffisances de ses statistiques. Avec un risque tolérable d’erreurs, l’enquête par sondage permet une quantification des phénomènes collectifs comparable à celle de la statistique; et elle offre des avantages: moins coûteuse, plus rapide, elle se laisse modeler exactement sur les besoins scientifiques du chercheur, au lieu d’être commandée par des vues administratives. Aussi l’enquête extensive est-elle devenue la méthode favorite de la recherche en sociologie juridique, sous les mêmes formes (enquêtes de fait, de connaissance, d’opinion) qu’en sociologie générale, et avec les mêmes techniques (quant à la constitution de l’échantillon, à l’élaboration du questionnaire, etc.). Non pas que, dans ce transfert d’une sociologie à l’autre, formes et techniques ne requièrent une adaptation. Et peut-être n’a-t-on pas assez examiné, en effet, les modifications que devraient subir les procédures habituelles de l’enquête pour tenir compte des particularités de la matière juridique. Par exemple, dans un sondage d’opinion législative, faut-il se contenter d’énoncer sèchement les deux solutions possibles (comme nous le faisons), ou convient-il de les appuyer de quelques arguments pour et contre (comme il a été fait aux États-Unis dans une enquête modèle sur l’autorité parentale)? Ou bien encore comment parvenir à distinguer, dans les réponses des interviewés, ce qui procède d’une connaissance, même confuse, du droit (positif), et ce qui peut jaillir de la conscience du droit (faut-il dire naturel?), d’une espèce d’intuition législative?

Il est des méthodes employées en sociologie du droit qui semblent originales, mais c’est le caractère juridique de l’objet sur lequel elles portent qui leur confère cette apparente originalité. Ainsi, un chercheur peut décider de dépouiller, soit exhaustivement, soit par sondage, dans un tribunal ou dans une étude d’avoué, une série de dossiers relatifs à un même type d’affaires (par exemple, d’escroquerie, de divorce, d’adoption), de façon à en extraire un certain nombre de données sociologiquement intéressantes; il pourrait procéder à la même opération sur un type d’actes (par exemple, contrats de mariage) dans des archives de notaire. Les documents analysés sont bien des documents juridiques (et c’est pourquoi, d’ailleurs, il est bon que l’analyste ait une formation de juriste), mais la méthode elle-même n’est autre que l’analyse de contenu , pratiquée par tous les sociologues. C’est aussi une analyse de contenu, somme toute, que cette technique nouvelle que l’on a baptisée analyse sociologique de jurisprudence. Elle s’oppose à l’analyse dogmatique, au bien connu commentaire d’arrêt, où l’arrêtiste analyse les motifs de droit de la décision judiciaire pour en apprécier juridiquement la portée et la valeur. Dans l’analyse sociologique, ce sont les motifs de fait que scrute le chercheur pour dégager, par-delà l’arrêt, le paysage sociologique de l’affaire (voire d’un ensemble d’affaires). Parmi les sociologues, les juristes d’origine aiment ce procédé, par eux aisément maniable, parce que le matériau leur en est fourni dans des recueils de jurisprudence qu’ils ont constamment sous la main.

4. Résultats

Les sciences physico-chimiques sont parvenues à des résultats qui, pour toutes les sciences, toutes les sociologies, et la sociologie juridique en particulier, représentent un idéal. D’aucuns corrigent: un leurre. Les phénomènes juridiques, étant des phénomènes humains, se déroberaient au déterminisme, donc à l’établissement de véritables lois causales. De fait, beaucoup de ces prétendues lois qu’une sociologie juridique débutante avait cru pouvoir formuler il y a plus de cent ans ne semblent plus aujourd’hui que des hypothèses fragiles: ainsi, la loi de Maine (dans le développement des sociétés, le statut, c’est-à-dire le droit familial, patriarcal, contraignant, précède toujours le contrat), la loi de saturation criminelle de Ferri (dans un milieu social donné, il est un niveau de criminalité qui ne peut être dépassé), etc. Mais des échecs par trop de hâte ou d’ambition ne sont pas probants contre la possibilité théorique d’expliquer scientifiquement, en termes de causalité, une bonne part au moins des phénomènes du droit (l’autre part étant constituée par les phénomènes d’arbitraire, forme juridique de la volonté indéterminée). Dans les collectivités de phénomènes juridiques, notamment, les statistiques, les sondages attestent des régularités tendancielles qui font présumer un déterminisme. Le choix du conjoint, malgré les caprices de l’amour, est guidé par des normes objectives (Alain Girard, 1964). L’union libre, malgré son nom, obéit à des contraintes sociologiques (enquête de 1966). Déposer son bilan est, pour le commerçant, un acte de volonté; la courbe des faillites est pourtant sous la dépendance de facteurs économiques. Des remarques analogues pourraient être faites pour la «divortialité», la «processivité», la criminalité – et qui sait si tous ces phénomènes ne sont pas liés? En mettant certaines courbes en perspective avec d’autres, on peut, par le procédé des variations concomitantes, espérer en induire des causalités.

Même si beaucoup des résultats obtenus semblent encore modestes, parce qu’ils demeurent non quantifiés, voire hypothétiques, il est juste d’en créditer la sociologie du droit. Il n’est pas sans importance qu’elle ait mis en lumière le rôle des groupes de pression dans les travaux législatifs; qu’elle ait montré qu’il est, pour ainsi dire, dans la nature des règles de droit de rester largement ineffectives; qu’en étudiant le recrutement des juges aussi bien que le mécanisme de la décision judiciaire, elle ait laissé soupçonner les subjectivités sociales, idéologiques, intellectuelles, qui peuvent se glisser sous un jugement impartial. Peut-être, cependant, est-ce plus loin encore qu’il convient de placer le service capital de la sociologie juridique: elle a apporté une connaissance enfin immédiate des interactions entre le droit et la masse de ses sujets. Jusqu’alors, le réalisme juridique avait consisté à interroger des magistrats et des notaires. Mais comment le droit était-il appliqué, senti, en dehors de l’intelligentsia technicienne? On n’en avait que des impressions superficielles et de hasard. C’est seulement par la méthode des sondages que la science a pu aborder les phénomènes juridiques en milieu populaire.

Cette ouverture n’est pas restée sans conséquence pratique. Très tôt, les sociologues du droit se sont sentis attirés par les possibilités de la sociologie appliquée. Une fois découvertes les lois causales qui régissent les phénomènes du droit, l’homme commence à avoir prise sur eux. Ne peut-il alors réduire la criminalité en agissant sur les facteurs sociaux (éducation, logement, niveau de vie, etc.) qui la déterminent? Ne peut-il atténuer les tensions entre salariés et employeurs en modifiant les conditions du débat contractuel (car les relations industrielles, pour partie, relèvent d’une psychosociologie du contrat)? Des horizons un peu lointains ne sont pas pour décourager les chercheurs. Mais la sociologie juridique, d’ores et déjà, a trouvé des applications plus directement praticables. C’est de la sociologie appliquée que font les tribunaux quand ils ordonnent une enquête sociale (ce qui tend à devenir d’usage là où l’éducation d’un mineur est en cause). Et une expertise sociologique se concevrait aussi bien toutes les fois qu’il y a lieu d’éclairer le juge sur le contenu concret de notions légales telles que l’intérêt de la famille, les bonnes mœurs, etc.

Néanmoins, les applications judiciaires (ou administratives), auxquelles on pourrait songer, n’auront jamais le côté spectaculaire des applications législatives. Mais la sociologie peut-elle de ses observations tirer une législation? Les objections n’ont pas manqué. Une objection philosophique: il n’existe pas de passage du fait au droit, de ce qui est à ce qui doit être, de l’indicatif à l’impératif. À quoi l’on réplique: c’est moins vrai en droit qu’en morale, il est des faits-droits, témoins la coutume, la prescription acquisitive. Une objection politique: il est bon que la loi fasse de la planification, de la prospective, donc, stimule les mœurs, au lieu de rester à leur remorque. Nouvelle réplique: si la loi ignore les mœurs, elle se condamne à l’ineffectivité. En réalité, nul ne soutient que le législateur devrait écrire sous la dictée des sociologues du droit, mais il peut utilement leur demander conseil.

De cet emploi modéré de la sociologie en législation, la pratique française offre des exemples. La réforme de la tutelle (1964) a été influencée par l’observation sociologique d’un rétrécissement de la famille. Celle des régimes matrimoniaux (1965) avait été préparée par une enquête d’opinion publique sur échantillon national, et le maintien de la communauté comme régime légal a probablement traduit le large courant d’opinion communautaire que ce sondage avait révélé. Non pas que les indications d’un sondage aient par elles-mêmes un titre à se transformer en règles de droit. Mais, le législateur ayant décidé de légiférer sur tel ou tel point en conformité avec l’opinion publique, il est rationnel, il est scientifique, pour connaître cette opinion, de recourir à un sondage, très supérieur en représentativité aux moyens rudimentaires dont on se contentait auparavant (quelques dires d’hommes de loi, le remuement de lobbies , le bruit de campagnes de presse). L’enquête par sondage peut rétablir, entre la nation et son droit, un contact par trop perdu dans nos législations bureaucratiques.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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